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Marx et la critique de la raison au sein de la modernité

            Le rôle de premier plan accordé à la raison par la modernité, à la suite des Lumières, n’est un mystère pour personne. Le sujet moderne se définit par sa volonté d’analyser le monde et de soumettre tout ce qui l’entoure à une inspection rationnelle. Aucun domaine ne doit lui échapper, pas même la religion et encore moins, cela va de soi, l’ordre politique. Cette faculté critique a été identifiée à la raison même. Toute croyance, toute norme morale ou politique devait s’appuyer sur une rationalité découlant, selon les règles de la logique, de principes considérés comme incontestables. L’ère actuelle qui a débuté au cours de la deuxième moitié du XVIIIe siècle est, selon l’expression de Kant, celle du criticisme.
Le terme de « critique » désigne l’activité consistant à différencier le vrai du faux, ce qui est justifié de ce qui ne l’est pas : soumettre une affirmation ou un ensemble d’affirmations à la critique revient à examiner sa validité ou sa justification. Or si l’on se pose la question de savoir qui réalise la critique, la réponse sera invariablement  la raison. Mais que se passe-t-il lorsque cette activité critique de la raison devient autoréflexive ? Si le devoir de la raison est de critiquer toutes nos croyances, cette action peut aussi bien se retourner contre la raison elle-même. L’objectif de ce travail est d’analyser comment la critique de la raison a conduit Marx à formuler une conception alternative qui, en écartant l’existence de valeurs universalistes et éternelles, replace la raison dans la contingence de son histoire. Dans la foulée de Kant, un débat a vu le jour concernant le rôle et les limites de la raison, aussi bien sur le plan de la connaissance que de la philosophie pratique. Ce débat s’est prolongé jusqu’à nos jours. Marx y a bien entendu pris part, mais il y occupe une place si singulière qu’il a été considéré par un certain humanisme universaliste comme un penseur du soupçon, voire comme un ennemi déclaré des valeurs de la modernité et de la raison. Nous nous intéresserons précisément ici à la manière dont Marx a introduit  l’histoire dans la raison, puis la raison dans l’histoire.

Introduire l’histoire dans la raison : les catégories de l’économie politique.

La meilleure manière de mettre en lumière la catégorie de la raison chez Marx est de la voir en action dans le cadre du processus de production de connaissance. Car Marx ne s’est pas proposé d’élaborer une doctrine philosophique, mais de faire la critique de l’économie politique. De sorte que pour appréhender cette catégorie de la raison, il convient d’analyser les ouvrages mêmes où il élabore et expose sa théorie : Le Capital, bien sûr, mais aussi les Fondements de la critique de l’économie politique (1857-1858), ainsi que ce qu’il est convenu d’appeler le « Livre IV» du Capital, les Théories sur la plus-value (rédigées entre 1861 et 1863), sans oublier certains écrits polémiques antérieurs, tels que la Misère de la philosophie, datant de 1847. Marx est convaincu que la connaissance n’est pas une création ex nihilo, mais bien une tâche qui ne peut véritablement être menée à bien qu’à condition d’examiner de manière critique les catégories que la science utilise pour penser son objet : critique et connaissance sont pour lui indissociables. Cette conviction est si fortement ancrée dans son esprit que la plupart des titres ou des sous-titres de ses ouvrages publiés après 1849 contiennent le mot « critique », parfois qualifiée de « fondement » ou d’« ébauche », et ce jusqu’au Capital, dont le sous-titre indique qu’il ne s’agit désormais plus d’une approche « préliminaire », mais bien d’une authentique Critique de l’économie politique.
D’une manière générale, que reproche Marx aux économistes classiques ? Plusieurs choses, bien entendu, mais l’une des principales est sans doute d’utiliser les catégories comme s’il s’agissait de concepts externes, sans jamais s’interroger sur l’origine de ces catégories. Une telle attitude acritique constitue déjà en soi, inconsciemment, une position philosophique. On trouve un exemple illustratif de cette critique exprimée par Marx dans la deuxième partie de Misère de la philosophie, intitulée La métaphysique de l’économie politique :

« Les économistes expriment le rapport de la production bourgeoise, la division du travail, le crédit, la monnaie, etc., comme des catégories fixes, immuables, éternelles […] Les économistes nous expliquent comment on produit dans ces rapports donnés, mais ce qu’ils ne nous expliquent pas, c’est comment ces rapports se produisent, c’est-à-dire le mouvement historique qui les a fait naître. »

           Il est important de signaler que pour Marx, cet exercice intellectuel revêt deux aspects : tout d’abord, en tant que concepts produits par la pensée, les catégories ont nécessairement un caractère universel, car la pensée s’oriente naturellement vers ce qui est général, universel : « La production en général est une abstraction, mais une abstraction rationnelle, dans la mesure où, soulignant et précisant bien les traits communs, elle nous évite la répétition. » Il s’agit assurément d’un aspect utile. Mais si elle peut s’avérer indispensable dans un premier temps, à la longue cette universalité empêche de préciser les déterminations qui font de l’objet quelque chose de spécifique. En effet, il faut aller au-delà des déterminations les plus générales si l’on veut éviter de passer à côté, au nom de l’universalité, des différences spécifiques : « Tous les stades de la production ont des caractères communs que la pensée retient comme déterminations générales ; mais les conditions dites générales ne sont rien d'autre que des moments abstraits qui ne permettent pas de saisir tel stade historique réel de la production. »
Privilégier l’universalité n’est pas sans conséquences, dans la mesure où cela conduit à une réification des catégories en questions, ce qui par extension entretient l’idée que les relations décrites à l’aide de ces catégories correspondent à des objets intemporels, d’une nature toujours identique. L’abstraction est un moment analytique indispensable dans l’itinéraire de la pensée, mais à force de se cantonner à ces caractères communs, on risque « de confondre et d’éteindre toutes les différences historiques dans des lois humaines générales ». Voilà donc un premier élément permettant de comprendre ce que signifie « l’histoire dans la raison » : connaître tel ou tel mode de production revient précisément à le situer dans sa spécificité par rapport à d’autres modes de production. Or connaître sa spécificité implique que l’on établisse les déterminations de pensée (catégories) qui l’identifient comme le mode de production qu’il est, différent de tous les autres. Paradoxalement, dans le cas du capitalisme, cela revient à expliquer la manière dont les éléments productifs les plus généraux – le travail et ses moyens de production, qui semblaient à jamais indissociables –, ont en fait été séparés :

« Ce n’est pas l’unité des hommes vivants et actifs avec les conditions naturelles et inorganiques de leur métabolisme avec la nature qui aurait besoin d’une explication ou qui serait le résultat d’un processus historique ; c’est au contraire la séparation entre ces conditions inorganiques de l’existence humaine et de son activité, séparation qui n’est totale que dans le rapport entre le travail salarié et le capital. »

            Une critique aspirant à produire de la connaissance doit donc remettre en cause l’unité immédiate de l’objet, et ce qu’elle croit savoir de la pensée. Cela implique de ne rien admettre comme étant « immédiatement donné », qu’il s’agisse des rapports de production ou des catégories visant à rendre ces rapports intelligibles. La connaissance doit agir sans aucune présupposition, et sa tâche consiste à fonder simultanément l’expérience et la réflexion sur cette expérience. Or on observe au contraire chez les économistes classiques une subordination complète aux données empiriques, et l’exercice intellectuel qu’ils réalisent, n’ayant d’autre horizon que le présent, est toujours le même : les traits qu’ils considèrent comme naturels et universels sont ceux du moment présent, c’est-à-dire, ceux qui reflètent leur propre image. C’est ainsi qu’à partir du XVIIIe siècle, les économistes politiques ont érigé l’individu isolé en référent absolu, le considérant « non [comme] un aboutissement historique, mais [comme] le point de départ de l'histoire, parce qu'ils considèrent cet individu comme quelque chose de naturel, conforme à leur conception de la nature humaine, non comme un produit de l'histoire, mais comme une donnée de la nature. Cette illusion a été jusqu'à maintenant partagée par toute époque nou­velle ».
Or les rapports de production n’appartiennent pas à la nature éternelle, pas plus que les catégories ne sont les fruits spontanés de la pensée. Ces considérations nous amènent à réfléchir sur le rapport entre l’objectivité des choses et l’activité de la pensée. En ce qui concerne l’objectivité, le matérialisme de Marx ne fait aucun doute : les êtres humains agissent et produisent au sein d’un monde objectif, qui n’est pas une représentation de leur pensée. Mais ils ne demeurent pas inertes face à ce monde, ils le travaillent, ils le transforment : leur activité est objectivatrice, dans le sens où cette transformation est orientée par les objectifs qu’ils poursuivent. Qui plus est, si chaque individu cherche à parvenir à ses fins à travers son action, l’ensemble des individus constitue une entité distincte, de par sa portée et sa nature, qui est bien plus que la somme de ses parties. Chaque génération façonne, en pratique comme en théorie, sa propre assimilation du monde, mais elle le fait sur la base d’un travail préalable qu’elle a reçu en héritage, car l’humanité a une histoire. En ce qui concerne la pensée, Marx adopte une attitude similaire : il semble convaincu que les catégories sont des concepts produits par la pensée qui appréhendent effectivement les rapports réels, et n’envisage pas qu’elles puissent être de simples représentations phénoméniques auxquelles échappent les choses en soi ; il ne remet pas en cause la réalité de nos connaissances, et considère qu’il n’existe pas de limites inhérentes à la connaissance humaine. Pour lui, les catégories de l’économie politique classique sont des déterminations pensées de l’objet réel : « Les catégories de l’économie bourgeoise sont des formes de pensée qui ont une validité sociale et donc une objectivité pour les rapports de production de ce mode de production social historiquement déterminé. » Si ces catégories ne sont pas toujours des idées vraies, ce sont néanmoins toujours de vraies idées, c’est-à-dire des formes objectives d’appréhension d’un objet. Elles ont une raison d’être, c’est pourquoi la critique consiste à analyser les raisons pour lesquelles ces catégories ne parviennent pas à expliquer de manière satisfaisante les rapports sociaux ; c’est précisément à cela que Marx consacre le Livre IV du Capital, les Théories sur la plus-value
La critique ainsi mise en œuvre semble réfuter le dualisme caractéristique de certaines philosophies : il n’y a pas d’un côté les rapports naturels de production, indépendants de l’action humaine, et de l’autre une pensée circonscrite à la conscience individuelle. On ne peut pas dire que les êtres humains agissent d’un côté et pensent de l’autre, car ce sont des êtres qui agissent et pensent simultanément. Par conséquent, il existe un rapport indissoluble entre l’objectivité des choses et l’activité de la pensée : les êtres humains créent l’objectivité des rapports de production (même s’ils ne le font pas consciemment), tout comme ils créent les catégories à l’aide desquelles ils réfléchissent sur ces rapports. La connaissance rationnelle, la raison, naît précisément du rapport entre ces deux processus ; la connaissance doit rendre compte à la fois de l’apparition de ces rapports sur le plan historique et de l’élaboration de ces catégories sur le plan de la pensée. En effet, si elle ne reflète pas ce double mouvement, la raison reste dépendante d’un objet qu’elle ne parvient pas à expliquer ou de principes qu’elle ne parvient pas à justifier, et elle ne peut dès lors être considérée comme une véritable « critique ».
Marx présente différentes preuves du fait que l’existence de ce lien entre objectivité et pensée est ce qui constitue réellement la raison, la possibilité de connaissance rationnelle. Nous nous contenterons ici d’en rappeler une. Dans Le Capital, lorsqu’il analyse la notion de valeur, Marx cite Aristote. En effet, le Stagirite pose l’équation suivante : « 5 lits = une maison, ou encore 5 lits = tant et tant d'argent. Il voit bien par ailleurs que, de son côté, le rapport de valeur qui recèle cette expression de valeur est la condition pour que la maison soit posée à parité qualitative avec le lit, et que, sans une telle identité d'essence, ces choses différentes à la perception ne pourraient être rapportées les unes aux autres à titre de grandeurs commensurables : L'échange, dit-il, ne peut avoir lieu sans identité, ni l'identité sans commensurabilité. Mais, ici, il bute et renonce à pousser plus avant l'analyse de la forme-valeur : Mais il est impossible en vérité que des choses si dissemblables soient commensurables entre elles” Sur quoi le grand penseur achoppe-t-il ? Marx répond que c’est le concept de valeur qui lui fait défaut, non pas à cause d’un manque de créativité de sa pensée, mais en raison du contexte historique : « Aristote ne pouvait pas le tirer de la forme-valeur elle-même car la société grecque reposait sur le travail esclave, l'inégalité des hommes et de leurs forces de travail étant son fondement naturel. » Ce qui limite Aristote, c’est le fait que la raison n’est pas le fruit spontané de la pensée, mais qu’elle établit un lien déterminé avec l’objectivité, de sorte que l’on ne pense pas n’importe quoi n’importe quand : « Le secret de l'expression de valeur, l'égalité et l'égale validité de tous les travaux parce que et pour autant qu'ils sont du travail humain en général, ne peut être déchiffré que lorsque la notion d'égalité entre les hommes a déjà acquis le caractère indéracinable d'un préjugé populaire. »
Il s’avère donc décisif pour Marx d’introduire l’histoire aussi bien dans la formation des objets que dans celle des catégories. Sans cela, les rapports de production et les catégories qui les décrivent sembleraient suspendus dans un présent indéfini. En effet, pour en arriver aux rapports capitalistes, les travailleurs ont dû s’affranchir des anciennes formes de domination esclavagistes et féodales, sur la base d’un antagonisme qui leur a permis d’évoluer vers les rapports de production actuels. Or, dès lors que l’on suppose que la production repose sur des « lois naturelles », cet antagonisme n’a plus lieu d’être et les catégories actuelles semblent s’inscrire dans l’ordre éternel des choses. La bourgeoisie reconnaît que cet antagonisme a existé, parce qu’elle était elle-même une classe révolutionnaire, mais maintenant qu’elle a accédé au pouvoir, elle feint d’ignorer ce conflit et déclare que ses principes sont « universels » et se situent par conséquent au-dessus de toute contingence. « Ainsi, il y eu de l’histoire, mais il n’y en a plus. » Il est par conséquent crucial de replacer les catégories dans leur propre contexte, étroitement lié à l’évolution des rapports de production, car c’est la seule manière de les concevoir comme des entités transitoires. On peut donc dresser un premier bilan : face aux formalismes et aux principes universels inamovibles, la raison ne se réduit pas à un dispositif formel, ni à un simple ordre d’idées destinées à influer sur les choses de ce monde, elle repose avant tout sur un rapport entre l’objectivité des choses et la pensée qui lui permet de les appréhender dans le cadre de l’histoire réelle et de sa propre histoire. Dès lors, le soi-disant antagonisme entre l’ordre des idées et l’ordre des choses, « entre l’âme et le corps », qu’introduit l’économiste « n’est que l’incapacité à comprendre l’origine et l’histoire profane des catégories, qu’il divinise ».

La forme et le contenu de l’expérience

La critique devient radicale dès lors qu’elle parvient à démontrer que les conditions historiques d’émergence de l’objet sont simultanées à la formation des catégories qui cherchent à rendre cet objet intelligible. Naturellement, on peut dire que nous ne faisons que réanimer le vieux débat sur l’unité de la forme et du contenu chez Marx. Néanmoins nous le faisons parce qu’il nous semble qu’à travers ce concept de « connaissance rationnelle », Marx tente de résoudre le double problème de l’origine et du développement du capital, c’est-à-dire son concept même. Il s’agit en effet pour lui de la principale faiblesse de l’économie classique :

« L'économie politique a bien, il est vrai, analysé la valeur et la grandeur de valeur, quoique d'une manière très imparfaite. Mais elle ne s'est jamais demandé pourquoi le travail se représente dans la valeur, et la mesure du travail par sa durée dans la grandeur de valeur des produits. »

          Bien entendu, si ces objets sont observés de manière acritique, comme des données empiriques, il est possible d’examiner jusqu’à un certain point leurs rapports, comme le fait l’économie classique. Mais cette connaissance, affirme Marx, est incomplète dans la mesure où elle ne prend pas en compte les conditions historiques qui déterminent son objet, c’est-à-dire la série de déterminations qui font que cet objet est ce qu’il est. Si elle les prenait en compte, les rapports de production capitalistes seraient certes transitoires, mais pas arbitraires, étant logiquement liés à ces conditions historiques d’existence. Connaître rationnellement ces rapports revient à renforcer, à travers le concept, l’unité de leur essence, leur « forme », replacée dans son contexte historique, avec son contenu et son existence matérielle.
L’incapacité d’introduire le problème de la forme (historique) au sein de la théorie empêche les économistes classiques de définir leur objet autrement que par sa simple existence matérielle, ce qui revient à définir le capital comme l’ensemble des moyens de production : « Quand on dit que le capital est du travail accumulé (réalisé) – à proprement parler du travail objectivé – servant de moyen au travail actuel (production), on ne prend en compte que la matière du capital et on en omet la détermination formelle. » Il s’agit chez Marx d’un point d’inflexion décisif dans la mesure où introduire la forme dans ce contenu revient à transformer en profondeur la notion d’objet, celui-ci n’étant plus « ce qui se manifeste », mais le produit des déterminations qu’il acquiert au cours du processus historique. En soi, le travail accumulé (les moyens de production et la matière première) n’est pas le capital ; il ne le devient que lorsque les rapports de production le confrontent au travail salarié, or il s’agit d’un moment qui s’inscrit dans un contexte historique. Ce qui fait que le capital est ce qu’il est, ce ne sont pas les éléments généraux de la production, mais bien la « forme sociale » que ces derniers adoptent au sein du processus historique auquel ils appartiennent. Du point de vue de la raison, la question qui se pose n’est pas comment les différents objets qui constituent le capital établissent-ils certains rapports entre eux, mais plutôt quelle définition convient-il de donner à ces objets du fait qu’ils participent aux rapports capitalistes de production ? En effet, ce sont ces déterminations qui confèrent au capital sa véritable objectivité incluant, outre les moyens concrets de production, beaucoup d’autres formes et instances, telles que le travail salarié, l’argent, les processus de travail, etc. Naturellement, le capital ne perd pas pour autant son contenu matériel, mais son essence, sa substance se trouve dans la « forme » sociale qu’il acquiert à travers l’échange de la « force de travail » en tant que marchandise. Le travail se trouve ainsi défini, en substance, comme un pur produit de l’histoire.
Nous avons insisté sur l’unité (mais aussi sur la différence) entre forme et contenu parce ce que c’est à travers la connaissance rationnelle que l’on voit la raison à l’œuvre, et notamment à travers la conception que propose Marx des catégories. Pour les économistes classiques, chaque catégorie est une synthèse qui permet d’appréhender un groupe d’attributs et de prédicats applicables à un objet donné empiriquement. Pour Marx, en revanche, les questions que l’on doit se poser sont plutôt : comment ce contenu matériel a-t-il acquis cette forme au sein de cette société ? Pourquoi les moyens de production au sein de cette société ont-ils pris la forme de capital ? Pourquoi l’augmentation de la productivité du travail adopte-t-elle la forme de plus-value ? La perspective s’en trouve par conséquent modifiée : chaque catégorie est une synthèse non pas des attributs d’un objet donné, mais de sa « forme », c’est-à-dire des transformations historiques qui lui confèrent une existence ainsi que de la série de liens conceptuels qui la rendent intelligible sous forme d’expérience. Ce sont ces séries qui constituent toute l’essence de l’objet : avant le processus historique, l’objet n’avait aucune présence et ne pouvait mobiliser la pensée ; et avant le processus consistant à penser cet objet, la pensée ne disposait ni de la forme, ni des catégories qui lui permettent actuellement de l’appréhender. La connaissance des catégories de l’économie politique ne fait que démontrer que c’est à travers ce double processus que se constituent le monde et la raison qui oriente l’action au sein de ce monde.
Toutefois, il existe un certain nombre d’obstacles empiriques réels qui compliquent la conceptualisation d’une telle unité entre la forme et le contenu. Parmi ces obstacles, deux sont particulièrement importants : le premier, c’est que lorsque de nouveaux rapports capitalistes de production s’imposent, les rapports de production précédents disparaissent complètement. Il ne reste aucune trace des formes anciennes ou féodales de production qui ont dû être dissoutes afin de pouvoir instaurer de nouveaux rapports. Pour permette l’affirmation du capital, il a fallu en quelque sorte créer un monde nouveau. En tant qu’individu, il est en effet impossible de déceler derrière le prolétaire actuel l’ombre du serf médiéval. C’est pourquoi il est nécessaire de renvoyer le producteur à sa « forme sociale ». Le deuxième obstacle, c’est que lorsque les rapports de production capitalistes s’imposent, à travers la continuité des cycles productifs, ils recréent les conditions de leur propre existence : le travail salarié produit les conditions nécessaires pour qu’au cours du cycle suivant réapparaisse au sein du marché le même travail salarié, ainsi que le capital disposé à acquérir la « force de travail » conçue comme une marchandise. « Le capital ne se base plus sur des présuppositions, il devient lui-même une présupposition. » En raison de sa continuité, le capital dissout tous les éléments qui ont été ses présuppositions, il en efface le souvenir et, reproduisant sans cesse ses propres conditions d’existence, il acquiert un aspect « naturel ». Ce qui donne aux rapports capitalistes cet aspect naturel, c’est le fait que – comme il advient avec tout système organique – ils sont auto-suffisants, qu’ils ne dépendent que d’eux-mêmes et, se gardant de dévoiler leur origine, ils s’emploient à approfondir la séparation entre le capital et le travail, qui constitue leur fondement essentiel : « Les présuppositions qui apparaissaient à l'origine comme les conditions du devenir du capital - et ne pouvaient donc découler de l'action du capital en tant que tel - apparaissent maintenant comme résultat de sa propre réalisation... Ce ne sont plus les conditions de sa genèse, mais le résultat de son existence présente. »
Ce qui au départ n’existait pas et n’était par conséquent qu’une présupposition visant à donner naissance aux rapports capitalistes, est désormais généré par le capital lui-même, de sorte qu’au sein de ces rapports tout semble se présenter à la fois comme une présupposition et comme un résultat. Sans l’introduction de l’histoire, il s’avère impossible de déterminer, dans le présent, la cause de l’effet : « En théorie, le concept de valeur semble précéder la catégorie de capital, mais en même temps, la valeur n’obtient sa forme pure que dans un mode de production fondé sur le capital, celui-ci étant le seul où le produit du travail, considéré de manière isolée, a cessé d’être une valeur pour le producteur et tout particulièrement pour le travailleur individuel. » Dans ce jeu entre ce qui est généré et ce qui est présupposé, les économistes classiques ont pu soutenir successivement que le capital est créateur de valeur et que les valeurs sont antérieures à la formation du capital. Pour sortir de cette impasse, il est indispensable d’explorer d’autres contextes historiques, afin de trouver « d’autres systèmes qui constituent la base matérielle d’un développement inachevé de la valeur. Comme la valeur d’échange ne joue au sein de ces systèmes qu’un rôle secondaire par rapport à la valeur d’usage, leur base réelle n’est pas le capital, mais les rapports inhérents à la propriété foncière. » Cette comparaison avec d’autres contextes historiques permet de mettre en évidence une prédominance de la valeur en tant que loi qui définit spécifiquement  ce mode de production, ouvrant ainsi la voie à sa connaissance rationnelle.

Introduire la raison dans l’histoire : la rationalité est de ce monde

Jusqu’à présent, afin d’analyser le concept de raison chez Marx, nous nous sommes concentré sur l’idée de « connaissance rationnelle » qui sert à critiquer l’économie politique. En abordant la question des catégories, nous avons mis l’accent sur l’introduction de l’histoire dans la raison. Nous allons maintenant inverser l’ordre des choses en mettant l’accent sur l’introduction de la raison dans l’histoire ; c’est pourquoi nous avons intitulé cette seconde partie « la rationalité est de ce monde ». Nous y aborderons ce qui constitue probablement l’exposé méthodologique le plus systématique de Marx : la « Méthode de l’économie politique », au début des Fondements de la critique de l’économie politique. Marx y écrit :

« Si donc je commençais par la population, je me ferais une représentation chaotique de l'ensemble ; puis, par une détermination plus précise, en procédant par analyse, j'aboutirais à des concepts de plus en plus simples, du concret perçu aux abstractions de plus en plus ténues. Ce point atteint, il faudrait faire le voyage à rebours, et j'aboutirais de nouveau à la population. Cette fois, je n'aurais pas sous les yeux un amas chaotique, mais un tout riche en déterminations, et en rapports complexes. »

Analysons le premier processus. Le point de départ est l’objectif immédiat car la connaissance ne peut que commencer par ce point. Mais il s’agit d’un bon point de départ conceptuel problématique en raison de l’aspect chaotique de sa diversité bigarrée. La pensée doit donc analyser, segmenter, afin de discerner des déterminations plus générales : ainsi « la représentation pleine est volatilisée en une détermination abstraite ». Toutefois, le processus permettant d’identifier ces déterminations abstraites est loin d’être simple. De fait il s’inscrit dans un parcours historique de plusieurs siècles : « Les économistes du XVIIe siècle, par exemple, commen­cent toujours par une totalité vivante : population, nation, État, plusieurs États ; mais ils finissent toujours par dégager par l'analyse quelques rapports généraux abstraits déterminants tels que la division du travail, l'argent, la valeur, etc. » Prenons, à titre d’exemple, l’une de ces catégories abstraites, le travail : « Le travail semble être une catégorie toute simple. » Cette apparente simplicité est due au fait que les êtres humains ont toujours établi avec la nature un rapport d’appropriation, une symbiose active, afin d’en extraire leur conditions matérielles d’existence. Par conséquent, la représentation du travail est très ancienne. « Cependant, conçu du point de vue économique sous cette forme simple, le travail est une catégorie tout aussi moderne que les rapports qui engendrent cette abstraction simple. » Au sein des sociétés ancestrales, où les produits du travail n’étaient pour la plupart pas destinés aux échanges, le travail ne pouvait être considéré que comme spécifique : travail du boulanger, du charpentier, de l’agriculteur… Un double processus fort complexe a été nécessaire pour que puisse apparaître sur le plan conceptuel la catégorie de « travail » sans autre qualificatif, de travail « en général », de travail « abstrait ».
De même que toutes les catégories abstraites, celle du « travail abstrait » n’est pas un simple « instrument de la pensée », mais une œuvre de la raison, c’est-à-dire la synthèse pensée de son « contenu » matériel et de sa « forme » historique. Tout d’abord, le simple fait d’établir les conditions dans lesquelles il pouvait être énoncé a supposé une vaste division du travail, qui s’est traduite par une certaine indifférence du travailleur vis-à-vis du genre de travail déterminé qu’il réalisait. Cette évolution a été jalonnée d’étapes importantes : au cours d’une longue période, le travail productif dominant a été le travail agricole, qui a par la suite dû partager ce privilège avec le travail de commerçant, jusqu’à ce qu’ils soient tous les deux déplacés par le travail manufacturier et industriel en tant que principal générateur d’accumulation. Sans ces antécédents réels, malgré son apparente simplicité et universalité, la catégorie de travail en général n’aurait pas pu apparaître. C’est pourquoi, à l’instar de nombreuses catégories abstraites sur lesquelles s’appuie notre univers conceptuel (telles que « l’humanité », « la société », « l’individu »), l’apparition de cette catégorie est relativement tardive, car elle implique toute une série de mutations historiques productrices d’homogénéisation sociale et politique des individus : « Ainsi, les abstractions les plus générales ne prennent somme toute naissance qu'avec le développement concret le plus riche, où un caractère apparaît comme commun à beaucoup, comme commun à tous. »
En plus du processus historique indispensable pour que l’objet fasse irruption, un processus conceptuel est également nécessaire, tant il est vrai qu’aucune réalité ne se révèle d’elle-même. Ce processus a été réalisé par les économistes classiques et s’est également prolongé durant des siècles. Les physiocrates du XVIIIe siècle furent les premiers à reconnaître à juste titre que le seul travail productif est celui qui ajoute une valeur supplémentaire à la valeur initiale. Ils en conclurent que le travail agricole était le seul vrai travail productif car la production de la récolte a bien évidemment une valeur supérieure à celle des matières premières et des moyens de production utilisés. Ils furent les premiers à considérer que les lois de production agricole étaient indépendantes de la volonté des hommes et qu’elles constituaient par conséquent l’objet à théoriser. Leur seule erreur fut de déclarer que de telles lois régissaient toutes les formes de sociétés. « Un énorme progrès fut fait par Adam Smith quand il rejeta toute détermination particulière de l'activité créatrice de richesse pour ne considérer que le travail tout court, c'est-à-dire ni le travail manufacturier, ni le travail commercial, ni le travail agricole, mais toutes ces formes de travail dans leur caractère commun. » Adam Smith a pu le faire parce qu’il appartenait à un monde dans lequel la manufacture était devenue la principale source d’accumulation de la richesse ; néanmoins il s’est heurté à tant de difficultés que sa théorie économique s’est par moment réduite à un simple empirisme, le faisant « retomber lui-même de temps à autre dans le système des physiocrates ». On doit à l’économiste David Ricardo d’avoir mis fin à toutes ces hésitations :

« […] Comme tous les économistes qui méritent ce nom […] Ricardo met en évidence que le travail, comme activité de l’homme, mieux encore comme activité humaine socialement déterminée, est la seule source de la valeur. C’est justement par la façon conséquente dont il conçoit la valeur des marchandises comme simples “représentations” du travail socialement déterminé que Ricardo se distingue de tous les autres économistes. »

En tant qu’œuvre de la raison, c’est-à-dire en tant que synthèse de certains rapports de production et d’une élaboration conceptuelle, la catégorie de « travail abstrait » est loin d’être un concept creux ou une simple vue de l’esprit. Au sein du discours théorique, elle n’apparaît pas tant comme une catégorie « simple » que comme une « simplification » de processus beaucoup plus complexes. De fait, lorsqu’on dit qu’une catégorie « abstraite » est le fruit d’une « abstraction », ce terme est ambigu et quelque peu trompeur, car il laisse entendre qu’il pourrait s’agir du résultat de l’action d’un penseur individuel, qui en regroupant une série de cas au sein d’un même concept, serait exclusivement à l’origine de sa création. Or l’apparition du concept de « travail en général » est au contraire le fruit d’un processus historique et logique, d’une élaboration synthétique de nombreux éléments communs permettant qu’une entité linguistique unique, jusqu’alors inconnue, fasse son apparition au sein du discours théorique. Ce travail de synthèse ne peut être réduit à une simple opération négative consistant à « faire une abstraction ».
La catégorie du « travail en général » permet en outre d’observer le fait que les conditions d’existence d’un objet (aussi bien historiques que conceptuelles) sont indissociables de l’existence de cet objet. Il n’est pas possible de séparer l’objet de la série de déterminations qui fonde son existence. Par conséquent, la catégorie est indissociable de l’objet qu’elle sert à appréhender, car celui-ci n’est ce qu’il est qu’à travers elle. Et parallèlement, la catégorie n’est applicable qu’à cet objet, et ne peut être transférée à un autre objet. C’est pourquoi, paradoxalement, les catégories, bien qu’elles relèvent de l’intemporalité de la pensée, ne peuvent traverser les époques historiques sans altérations. La catégorie du « travail en général » est une forme spécifique et intransférable des rapports capitalistes de production :

« L'exemple du travail montre d'une façon frappante que même les catégories les plus abstraites, bien que valables - précisément à cause de leur nature abstraite - pour toutes les époques, n'en sont pas moins sous la forme déterminée de cette abstraction le produit de conditions historiques et ne restent pleinement valables que pour ces conditions et dans le cadre de celles-ci. »

Soyons plus précis dans notre analyse de la relation entre « connaissance rationnelle » et « critique », sous-jacente à l’œuvre de Marx. La critique consiste à examiner les conditions historiques au sein desquelles l’objet fait son apparition, en ce sens elle est une connaissance de l’objet, mais elle consiste également à examiner l’activité de la pensée dans ses efforts pour atteindre cette intelligibilité, ce qui en fait une auto-connaissance de la pensée. En d’autres termes, la connaissance de l’objet est simultanément une connaissance de la pensée qui pense cet objet. La connaissance soumise à la critique correspond ainsi à la critique de la connaissance. C’est pourquoi la critique est également une connaissance de l’objet soumis à la critique. C’est cette idée d’« activité de la raison » qui confère un caractère singulier aux ouvrages de Marx, dans la mesure où ces derniers produisent de nouvelles catégories tout en critiquant les catégories précédentes.

*

Jusqu’à présent, nous n’avons pris en compte que les catégories les plus abstraites, or dans l’une des citations susmentionnées, Marx indique qu’une fois que l’on a atteint les catégories les plus « simples », il faut revenir en arrière afin d’atteindre « un tout riche en déterminations, et en rapports complexes ». Cette élaboration – que Marx qualifie de « concret de pensée » –, nous ramène à la diversité du monde objectif, mais cette fois à travers le prisme de la réflexion : il s’agit bien d’une existence, mais d’une existence raisonnée. Ce n’est plus une simple objectivité, mais une objectivité enrichie par ses conditions essentielles d’existence. La théorie prend alors toute sa dimension : elle doit rendre compte non seulement de la raison d’être des objets mais aussi de la raison d’être de la conscience qui vit et pense ces mêmes objets. Dès lors, aussi bien la raison dans son usage pratique que la rationalité de ces rapports de production se manifestent dans tous les actes des individus.

Pour en arriver à cette réflexion, il nous a fallu recourir à ce que Marx qualifie de « concept de capital », un concept primordial auquel il consacre l’essentiel des volumes 1 et 2 des Fondements de la critique de l’économie politique : « Il est indispensable de suivre exactement le développement du concept de capital, point central de l'économie politique moderne et reflet du capital réel, base de toute la société bourgeoise. » Sans entrer dans les détails, on peut exposer dans ses grandes lignes le chemin parcouru par Marx pour en arriver à formuler le concept de capital. Il commence en examinant la circulation des marchandises, car celle-ci met en évidence l’importance de la valeur ajoutée qui est le moteur de l’accumulation ; il ne tarde pas à en conclure que si cette valeur apparaît au sein de la circulation, elle n’y est pas créée, car c’est la production qui crée la valeur ajoutée. Marx analyse ensuite différentes formes d’échange qui le mènent à la rencontre cruciale entre le capital et le travail. Si ce dernier peut être conçu comme un échange de marchandises, il est indispensable pour le comprendre de prendre en compte d’autres catégories analysées au préalable : la forme argent, le processus du travail et le processus de valorisation, ainsi que la catégorie de plus-value, exposée à partir du Livre III. Cette dernière catégorie est fondamentale car elle explique l’apparition de la valeur ajoutée du travail excédent, qui est le moteur de l’accumulation et de la production capitaliste. Avec la plus-value, on arrive à la définition de base du concept de capital : la valeur qui se valorise elle-même.
En quoi ce concept de capital est-il fondamental ? Pour deux raisons : premièrement, parce que pour aboutir à ce concept, il a fallu avoir recours à de nombreuses autres catégories, à une trame conceptuelle complexe : « Pour analyser le concept du capital, il faut partir non pas du travail mais de la valeur, plus exactement de la valeur d´échange telle qu´elle se développe déjà dans le mouvement de la circulation. Passer directement du travail au capital est aussi impossible que passer directement des diverses races humaines au banquier ou de la nature à la machine à vapeur. » Deuxièmement, parce que le concept de capital reflète l’essence du processus de production et d’accumulation capitaliste, c’est-à-dire la série de moments et d’instances à travers lesquels la valeur augmente grâce à la valeur ajoutée, avec la plus-value, qui constitue le telos, la finalité immanente de l’ensemble du mouvement : « Le capital n’est pas une simple relation, mais un processus dans les divers moments duquel il est toujours capital. » Le concept de capital est celui d’« une valeur qui se valorise elle-même », mais qui pour ce faire doit adopter différentes formes tout au long de son parcours ; cette valeur est le véritable sujet du processus, la substance qui ne perd jamais son identité propre, tout en modifiant constamment sa forme :

« Ce qui, dans la circulation du capital, fait processus, ce n'est ni l'argent, ni la marchandise, ni le moyen de production ni le “travail”, mais c'est la valeur, qui apparaît alternativement sous la forme argent, marchandise, ou moyen de production. Seule la valeur est capable de cette métamorphose [...]. »

        Une fois établi le concept de capital, tous les moments postérieurs peuvent être considérés comme des instances de cette substance. Le concept de capital constitue la raison d’être, le fondement de toutes les catégories et formes qui découlent de lui : la journée de travail, le salaire, la coopération, la manufacture et la grande industrie, et finalement la loi générale de l’accumulation capitaliste, qui toutes participent à la production de la plus-value.  
L’essentiel pour notre analyse, c’est que derrière ces instances du concept de capital se dessine le cadre d’objectivité de ces rapports de production, rendant intelligible le domaine de rationalité propre à ces rapports. Tout ce qui est vécu et pensé dans le cadre de ces rapports de production prend son sens grâce à ce telos immanent qu’est la valorisation accrue de la valeur. Cette substance, cette fin, est celle qui oriente l’action de tous les participants à ce processus. Dès lors, la théorie permet de décrire l’action humaine, rationnelle et intelligible, dans le cadre de ces rapports de production. La raison d’être du capital est de faire en sorte que la valeur se valorise elle-même, mais cette raison d’être est simultanément la raison d’agir des agents qui y participent. Si l’on souhaite comprendre cette raison d’agir, on ne peut faire l’économie du concept de capital, car sans celui-ci, une telle « rationalité » ne peut avoir ni « forme » ni « contenu ». Connaître rationnellement cette rationalité revient à l’associer à ses conditions d’existence. C’est pourquoi Marx ne se contente pas d’affirmer que certaines idées « font bouger le monde », il montre en détail l’action de la rationalité capitaliste à travers toutes les instances du processus social. Ainsi, les idées qui meuvent les agents au sein du régime bourgeois apparaissent non pas comme des idéaux de la raison intemporelle, mais comme des formes spécifiques de rationalité liées à certaines conditions d’existence. Ce qui fait que Marx occupe une place à part dans la modernité, c’est qu’il ne considère pas la raison comme une sorte d’observatoire indépendant à partir duquel l’individu observe et juge le monde, pas plus qu’il ne fait d’elle un idéal normatif devant être appliqué au monde. Pour lui, la raison est active à travers des formes de rationalité inscrites dans des processus concrets.
Le problème essentiel consiste à démontrer que la raison est étroitement liée à l’histoire, à sa propre histoire, au sein de laquelle la rationalité puise ce qui la constitue et la pousse à se transformer, sa critique immanente, sans avoir à admettre une quelconque présupposition de ce qu’est ou de ce que devrait être la raison. Il n’est pas difficile de montrer où la raison trouve le principe d’égalité :

« De fait, aussi longtemps que la marchandise ou le travail ne sont encore déterminés que comme valeur d'échange […] les individus, les sujets entre lesquels se déroule ce procès ne sont déterminés que comme sujets interchangeables. Il n'existe absolument aucune différence entre eux, pour autant qu'on considère la détermination formelle, et cette absence de différence est leur détermination économique, la détermination dans laquelle ils se trouvent les uns à l'égard des autres dans un rapport de commerce : c'est l'indicateur deleur fonction sociale, ou de la relation sociale qu'ils ont entre eux. Chacun des sujets est interchangeable ; c'est-à-dire que chacun a la même relation sociale envers l'autre que l'autre envers lui. En tant que sujets de l'échange, leur relation est donc celle d'égalité.

         On peut dire la même chose du principe général de liberté : « Dans la mesure où, désormais, cette différence naturelle des individus et de leurs marchandises [...] constitue le motif de l'intégration de ces individus, de leur relation sociale comme sujets interchangeables, dans laquelle leur égalité est présupposée et vérifiée, la détermination de liberté vient maintenant s'ajouter à celle de liberté. » La liberté et l’égalité font assurément partie des grands principes de la raison au sein de la modernité, mais ils ne sont pas tant des idéaux de la raison que des synthèses pensées de ce qui est réalisé et approfondi dans le cadre des processus objectifs de travail et d’échange. « Non seulement donc l'égalité et la liberté sont respectées dans l'échange, qui repose sur des valeurs d'échange, mais l'échange de valeurs d'échange est la base réelle qui produit toute égalité et toute liberté. »

Or si les rapports capitalistes ont inscrit certaines formes de liberté et d’égalité au sein des conditions matérielles d’existence, c’est également à travers ces mêmes conditions d’existence que la rationalité imposée par le capital limite ou contredit ouvertement de tels principes. Connaître rationnellement la raison, c’est aussi montrer l’inégalité interne qui permet sa critique immanente, et sa propre transformation, sans dépendre d’aucun élan extérieur. La rationalité réside justement dans ce conflit de soi à soi. C’est pourquoi la raison, pour Marx, ne peut être un postulat immaculé de la pensée, isolé dans la conscience, loin de la variété empirique du monde, car la raison et ses contradictions sont le principe intelligible et formatif de cette même réalité, ce qui anime la vie de cette réalité concrète. On ne peut cerner la raison, son développement et sa critique immanente qu’en découvrant l’interprétation de la « vie rationnelle » qui pousse les êtres humains à agir, celle qui se réalise à travers l’expérience, en tant que réalité concrète. Là aussi, de même qu’au sein des rapports de production, la « forme » est décisive, car sans le déploiement de la pensée dans l’histoire, sans cette expérience contradictoire qui est la sienne, la raison n’aurait pas de forme, elle n’aurait pas conscience d’elle-même. 
En respectant, nous semble-t-il, l’esprit de Marx, nous avons qualifié de « raison dans l’histoire » le processus unifié à travers lequel se crée le lien entre l’objectivité des choses et leur intelligibilité. Et c’est justement parce que la raison constitue à la fois le point commun et la différence entre ces éléments, que c’est un processus unique qui génère à la fois la raison et son inégalité vis-à-vis d’elle-même, c’est-à-dire sa critique immanente. C’est dans ces mêmes rapports de production que la raison trouve ses idéaux et les raisons pour lesquelles ces idéaux ne parviennent pas à se réaliser. En d’autres termes, la raison est autocritique, que les philosophes en soient conscients ou non. Il est très important pour Marx de prouver que la critique de la raison ne provient pas d’une pensée étrangère au processus même ; c’est pourquoi il n’admet pas le fait que la raison et sa critique soient un exercice de la pensée pure, un ordre d’idées régulatrices dictant les actions pratiques qu’il convient de mener dans ce monde. Or c’est précisément ce rejet des œuvres de la pensée « autonome » qui semble inacceptable aux yeux de certaines philosophies de la modernité. La véritable rationalité ne consiste pas à choisir tel ou tel principe normatif en le considérant comme un canon suprême, mais à comprendre le processus à travers lequel la pensée rend l’objet intelligible, et se rend elle-même intelligible en reconnaissant comme siennes les catégories qui ont permis cette intelligibilité. Voilà pourquoi la raison ne se comprend rationnellement qu’à partir du moment où elle reconnaît le trajet qui est le sien, les différentes étapes de son parcours. En d’autres termes, la pensée ne devient raison que lorsqu’elle est « généalogique ».  

Marx appartient ainsi au mouvement qui considère, dans la lignée de Kant, que notre ère est celle du criticisme, et que rien ne peut se justifier sans passer par le filtre de la raison. Néanmoins, en l’examinant de manière critique, il en arrive à une conception de la raison qui s’éloigne considérablement de certains idéaux de la modernité. Pour Marx, la raison n’est pas une création libre de la pensée, une chose finie composée de principes inamovibles face à laquelle on peut confronter – avec des résultats toujours décevants – nos croyances. La raison existe, mais à travers le parcours qui a permis aux êtres humains, par leur travail, de façonner le monde pour lui donner sa forme actuelle et de parvenir à se comprendre eux-mêmes réflexivement dans cet effort. Les principes de la raison existent bel et bien, mais ils ne sont pas éternels et ne reflètent pas une nature humaine enfin accomplie : ils sont la conjonction du mode de vie matériel et du concept de liberté que les êtres humains ont développés jusqu’à présent et qu’ils ne tarderont pas à transformer. C’est cela que certains humanistes universalistes de nos jours ne pardonnent pas à Marx. Pour ce dernier, la raison n’est pas un idéal inatteignable, mais quelque chose qui se réalise et se transforme dans la vie réelle et qui permet par conséquent sa critique objective. La raison n’est pas un critère méta-éthique, mais un moment du processus incessant à travers lequel les êtres humains, sans autre fondement que le concept qu’ils se forgent progressivement d’eux-mêmes au cours de leur histoire, cherchent à créer de nouvelles institutions et de nouvelles libertés. Avec Marx, la raison s’inscrit de plein pied dans l’histoire. 

Traduit de l’espagnol (Mexique) par Adrien Pellaumail (CPTI/CCC-IFAL)

 

 

Bibliographie

Les références en allemand des œuvres de Marx sont tirées de l’édition Marx, Engels, Werke, Institut für Marxismus Leninismus, Dietz Verlag, Berlin, 1978, 39 volumes + 2 volumes complémentaires, et sont présentées de la manière suivante : (MEW, nº de volume, nº de page). Les Grundrisse der Kritik der Polistischen Ökonomie sont tirés de l’édition de l’Institut für Marxismus Leninismus, Dietz Verlag, Berlin, 1974, et sont présentés de la manière suivante : (MEW, Grundrisse, numero de page, ligne).

Elias, Norbert, The society of individuals, éd. M Schröter, Basil Blackwell, Oxford, 1991.

Hegel, G.W.F., Science de la Logique, traduction P.-J. Labarrière, Aubier Montaigne, Paris, 1976.

Marx, Karl, “Lettre à Annenkov”, in Lettres sur Proudhon, Œuvres, Économie I, édition établie par M. Rubel, Éditions Gallimard, Paris, 1965.

_________ Misère de la philosophie, édition établie par Maximilien Rubel, in Œuvres, Économie I, Gallimard, Paris, 1965.

_________ Elementos fundamentales para la crítica de la economía política (borrador), 1857-1858 (Grundrisse), éd. et trad. de José Arico, Siglo XXI editores, Mexico, 1971.

_________ Théories sur la plus-value, publiées sous la responsabilité de G. Badia, Éditions Sociales, Paris, 1974.

_________ El Capital, crítica de la economía política, éd. Pedro Scaron, Siglo XXI editores, Mexico, 1975.

_________ Tesis sobre Feuerbach, in Obras Escogidas, éd. Progreso, Moscou, 1976.

Roubine, Isaak, Essais sur la théorie de la valeur de Marx, traduit par Jean-Jacques Bonhomme, François Maspero, Paris, 1978.

Rosdolsky, Roman, La Genèse du Capital chez Karl Marx, traduit par Jean-Marie Brohm, François Maspero, 1976.


Il devient posible de trouver les echos de ce débat aujourd’hui chez M. Foucault, certainement.

L’expressión ‘la raison dans l’histoire’ appartient, certainement, a la tradition hégélienne dans laquelle elle denote une sorte de ‘philosophie de l’histoire’. Dans notre texte, par contre, cette expression-la essaie de montrer que Marx fait partie d’une tradition que, dans la philosophie post-kantienne, a la recherché de la autonomie complete de la raison, a cherché a replacer la pensée dans son itineraire, c’est-a- dire, la philosophie dans son histoire.

Marx, K., Misère de la philosophie, pp. 74-75. (MEW 4, 126).

Marx, K., Grundrisse, I, 5, (MEW Grundrisse, 7, 7).

Il s’agit du premier sujet que Marx aborde dans les Ébauches préparatoires à l’élaboration du Capital, les Grundrisse. Cf. Marx, K., Grundrisse, I, 8 (MEW Grundrisse 10,12).

Marx, K., Grundrisse, I, 7 (MEW Grundrisse, 9, 10).

Marx, K., Grundrisse, I, 449 (MEW Grundrisse, 389, 8).

Ibid., I, 4 (MEW Grundrisse, 5, 30).

Marx, K., Le Capital, dans la première édition allemande, vol. I, tome. I, p. 1011. (MEW 23, 90).

Il n’y a bien entendu rien de nouveau dans cette réflexion, si ce n’est ce que Marx a qualifié, dans le cadre de ses Thèses sur Feuerbach, de « matérialisme de la pratique » : « Le principal défaut, jusqu'ici, du matérialisme de tous les philosophes – y compris celui de Feuerbach – est que l'objet, la réalité, le monde sensible n'y sont saisis que sous la forme d'objet ou d'intuition, mais non en tant qu'activité humaine concrète, en tant que pratique, de façon non subjective . » Thèses sur Feuerbach, p. 24. (MEW 3, 5).

Marx, K., Le Capital, de la première édition en allemand,p. 1028. (MEW 23, 73-74).

Ibid., p. 1029. (MEW 23, 74).

Marx, K., Misère de la philosophie, p. 89. (MEW 4, 139).

Marx, K., Lettre à Annenkov, 28 décembre 1846, p. 1449.

Marx, K., Le capital, vol. 1, Tome 1, p. 98. (MEW 23, 94-95)

À notre entendement, Marx rejoint sur ce point Aristote et Hegel : « Et par forme j'entends l'essence de chaque chose, sa substance première. » Aristote, Métaphysique, VII, 7, 1032b, 1-2. « La matière est le déterminé indifférent et l'élément passif, alors que la forme est l'élément actif. [...] La matière [...] doit être formée comme d'autre part la forme doit être matérialisée, réaliser son identité dans la matière, en faire son habitat ou réceptacle. » Hegel, cité par Rosdolsky, R., in Genèse du Capital chez K. Marx, p. 118. Dans l’édition de la Science de la Logique, la référence se trouve à la page 101.

Marx, K., Grundrisse, I, 196 (MEW Grundrisse, 187, 43).

En philosophie, le terme de « catégorie » a été introduit par Aristote pour qui il désigne les grands groupes d’attributs applicables à n’importe quel sujet. Aristote propose une liste de catégories dans Catégories IV, 1B et dans Topiques IX, 103b.

  Marx, K., Grundrisse, I, 421 (MEW Grundrisse, 364, 4).

« Si dans le système bourgeois achevé, chaque rapport économique présuppose l'autre dans sa forme économique […], il en va de même pour tout système organique ». Ibid., I, 421 (MEW Grundrisse, 364, 8).

Ibid., I, 421 (MEW Grundrisse, 364, 9).

Ibid., I, 191 (MEW Grundrisse, 163-164, 44-2).

Ibid., I, 21 (MEW Grundrisse, 21, 19).

Ibidem.

Ibidem.

Marx, K., Grundrisse, I, 24 (MEW Grundrisse, 24, 13).

Ibidem.

Ibid., I, 25 (MEW Grundrisse, 25, 7).

Marx, K., Grundrisse, I, 25. (MEW Grundrisse, 24, 31).

Ibidem.

Marx, K., Théories sur la plus-value, III, p. 128.

Cf. Elias, N., The society of individuals, p. 159.

Dès lors on comprend mieux le processus qui se cache derrière l’élaboration théorique de Marx, qui estime avoir été le premier à énoncer la catégorie de « travail abstrait », autour de laquelle tourne toute la compréhension du capital. 

Marx, K., Grundrisse, I, 26. (MEW Grundrisse, 25, 37).

La conception de la ‘critique’ chez Marx est ‘radical’ ce que pour nous consiste: a) ne pas accepter aucune présuposition provenant de l’objet (et donc il faut montrer les conditions d’émérgence de l’objet); b) ne pas accepter aucune présuposition a propos de ce qui est ou devait etre la pensée (et donc il faut montrer l’émergence des catégories avec lesquelles l’objet est pensé). On peut rémarquer sans doute la proximité de ce proyect ‘epistemologíque’ avec les conceptions qui animen les travaux ‘généalogiques’ de M. Foucault.

Marx, K., Grundrisse, I, 21 (MEW Grundrisse, 21, 28).

Marx, K., Grundrisse, I, 273. (MEW Grundrisse, 237, 10).

Marx, K., Grundrisse, I, 262 (MEW Grundrisse, 227, 10).

Marx, K., Grundrisse, I, 198-199 (MEW Grundrisse, 170, 30).

Ibid., I, 198  (MEW Grundrisse, 170, 12).

Marx, K.,Grundrisse, I, 131 (MEW Grundrisse, 131, 17).

À l’époque où il écrit les Grundrisse, Marx ne manie pas encore le concept de « force de travail », et utilise encore celui de « capacité de travail ».

Marx, K., Grundrisse, I, 179 (MEW Grundrisse, 152-153, 37-7).

Ibid., I, 181 (MEW Grundrisse, 155, 13).

Marx, K., Grundrisse, I, 183 (MEW Grundrisse, 156, 26).

Nous croyons déceler chez Marx donc, la présense d’une programme que, dans la philosophie post-kantienne, cherche a placer la pensée a l’intérieure de l’histoire, programme critique dont on peut montrer que, avec sursauts, continue jusqu’a nos jours, bien qu’il soit plutôt marginal.

Sous le terme ‘humanismes universalistes’ nous pensons a quelques programmes qui, en cherchant un point d’appui critique, mais inébranlable (que ce soit ‘formel’, et donc vide, ou ‘raisonnable’) finissent dans l’impossibilité de concevoir un ordre social différent au notre : J. Habermas, J. Rawls, R. Nozick, R. Dworkin.